Les langues, instruments de communication



S’inspirant d’un modèle mathématique de la télécommunication, R. Jakobson [1963 : 213-214] définit l’« acte de communication verbale » à partir de six facteurs constitutifs :

– un destinateur (ou locuteur) et un destinataire (ou allocataire) disposant d’un code commun et qui échangent leurs rôles en cas de dialogue,

– un réfèrent à exprimer sous forme d’un message,

– un contact qui assure la transmission du message.

 

Le schéma suivant reformule l’analyse jakobsonienne en l’adaptant aux spécificités de la communication langagière :

Dans ce schéma, V symbolise le processus de la verbalisation (production d’un énoncé), I celui de l’interprétation de l’énoncé et D le rapport référentiel qui unit l’énoncé à ce qu’il désigne et aux actes de langage qu’il sert à accomplir.

Les interlocuteurs utilisent le code commun qu’est la langue. Un contact, combinaison d’un canal physique et d’une connexion psychologique, permet au locuteur d’adresser des énoncés (messages) à l’allocutaire. La situation de communication comprend, outre les éléments précédents, le cadre spatio-temporel de l’acte de communication, les individus, objets et éléments qui le peuplent ainsi que les connaissances supposées partagées par les interlocuteurs.

Ce qui est transmis, c’est un énoncé : une forme linguistique signifiante dont l’interprétation requiert une double aptitude. L’allocutaire doit, bien sûr, connaître le sens codé des formes linguistiques simples et complexes (mots, groupes de mots, phrases et types de phrases). Mais il lui faut aussi procéder à des calculs (ou inférences) à partir de la signification proprement linguistique de l’énoncé et des connaissances qu’il estimera pertinentes pour aboutir à une interprétation plausible de cet énoncé dans la situation ou il lui a été adressé (XVIII : 3). Par exemple, pour reconnaître le réfèrent particulier, supposé univoquement identifiable, de la description définie (VI : 2.2.1) la directrice dans Je le dirai à la directrice et pour déterminer l’acte de langage accompli au moyen de cet énoncé (Est-ce une promesse ? un défi ? une menace ? ou un simple constat ?). La description de h communication verbale ordinaire ne peut donc se satisfaire d’un modèle sémantique d’encodage/décodage fondé sur une théorie classique du signe linguistique (XVIII : 1.1). Il faut lui adjoindre un modèle de l’activité inférentielle qui simule les calculs interprétatifs du sujet parlant (voir p. ex. VI : 5.1.2 et XIX : 3) à la manière de H.P. Grice [1975] et plus récemment de D. Sperber et D. Wilson [1989].

Instrument privilégié de la communication humaine, une langue se prête à de multiples usages. R. Jakobson [1963 : 213–221] distingue six« fonctions du langage », axées chacune sur un élément de son schéma de la communication. Trois de ces fonctions correspondent à l’idée communément admise que les langues servent d’abord à parler de tous les aspects de la réalité :

► La fonction référentielle (également dite cognitive ou dénotative) permet d’évoquer tout ce qui forme le contexte de la communication entendu comme l’univers infini des référents réels, possibles ou imaginaires : êtres, objets, propriétés, événements, etc.

La fonction métalinguistique permet au locuteur de faire de sa langue ou d’une autre langue l’objet de son discours. Il s’agit en fait d’une forme particulière de la fonction référentielle, puisqu’elle consiste à se servir du langage pour discourir sur le langage (p. ex. pour demander ou donner des informations linguistiques, exposer une analyse grammaticale, etc.), voire sur son propre discours ou celui d’autrui.

Les termes substantif, complément, masculin, proposition subordonnée, etc., qui désignent des catégories de la grammaire française sont des termes proprement métalinguistiques. Il en va de même de tout discours oral ou écrit, scientifique ou didactique, sur une matière linguistique : les dictionnaires et les grammaires sont par définition des ouvrages métalinguistiques. Enfin toute séquence linguistique peut être utilisée de façon autonymique (XVIII : 1.1) pour se désigner elle-même (Je est un pronom).

► La fonction expressive (ou émotive) est un autre avatar de la fonction référentielle, limitée aux cas où le locuteur exprime directement son attitude à l’égard du contenu de son discours. Elle fait principalement appel à l’interjection, aux constructions exclamatives, à divers soulignements accentuels et également à certaines modalisations affectives ou évaluatives (XX : 2.2).

Les trois autres fonctions se réalisent chacune dans un type spécifique d’activité langagière intersubjective :

► La fonction injonctive (ou conative) vise à orienter le comportement du récepteur dans le sens indiqué par l’énoncé, notamment au moyen de l’impératif et des tournures directives équivalentes (XI : 4 et XX : 3). C’est le « Vous me le copierez cent fois » adressé à un élève indiscipliné, le « Sortez » de Roxane à Bajazet, mais aussi les slogans politiques et publicitaires dont la véritable finalité se résumerait dans les formules ouvertement incitatives : « Élisez-moi » / « Achetez-moi ».

La fonction phatique, centrée sur le contact entre les interlocuteurs, apparaît dans les énoncés (souvent des formules) sans véritable portée référentielle, mais destinés à établir, maintenir, rompre ou rétablir le contact avec le récepteur : Bonjour – Au revoir – Alla ? – Comment allez-vous ? – Il faut que je me sauve, etc. Dans son emploi rhétorique, cette fonction nous permet de « parler de la pluie et du beau temps » lorsque, n’ayant rien à dire à notre interlocuteur, nous nous sentons néanmoins tenus de meubler ce vide communicatif.

La fonction poétique, axée sur le message en tant que tel, transcende les catégories précédentes. Elle se manifeste chaque fois que le locuteur « travaille » son discours en exploitant :

• les virtualités évocatrices des signifiants (onomatopées, allitérations, assonances, rimes et effets rythmiques, voir I : 3–6) ;

• la disposition des mots et groupes de mots (parallélismes, antithèses, chiasmes, gradations, etc.) ;

• les affinités et les analogies entre signifiés pour produire des figures de contenu (hyperboles, métaphores, métonymies, etc.).

Remarques. — La subversion référentielle qui caractérise certaines formes de poésie moderne représente un cas limite où la fonction poétique occulte les autres fonctions. Cependant, si cette fonction se manifeste de façon privilégiée dans le domaine de la poésie, elle se rencontre aussi dans d’autres productions langagières chaque fois que le discours est surdéterminé par des effets esthétiques. C’est ainsi qu’elle sert à renforcer l’impact des fonctions incitative et affective dans les slogans publicitaires (L’eau, l’air, la vie – Perrier) et électoraux (Giscard à la barre – Mitterand Président, etc., sur le modèle archétypique américain : I like Ike).

Les six fonctions distinguées par Jakobson se manifestent rarement à l’état isolé. L’activité langagière les combine et les hiérarchise en des complexes que par commodité nous identifions souvent à leur fonction dominante :

Dans l’énoncé Vous ici ? ! on reconnaît la manifestation d’au moins trois des six fonctions : référentielle (il y a acte de référence à la présence de l’interlocuteur à l’endroit de renonciation), expressive (le locuteur exprime sa surprise par le tour a la fois interrogatif et exclamatif de son énoncé) et poétique (la cause de la surprise est en quelque sorte « mimée » par la forme elliptique de l’énoncé qui oppose antithétiquement la personne de l’interlocuteur (vous) et l’endroit où il se trouve (ici), le tout étant souligné par une allitération issue de la liaison). La fonction injonctive pourrait même venir se superposer aux précédentes, si le locuteur nuançait le ton de la surprise dans le sens de l’indignation ou du reproche, pour inviter – indirectement (XX : 3.3) – l’interlocuteur à vider les lieux.

La conjonction des six fonctions de Jakobson ne donne toutefois qu’une image partielle – et quelque peu disparate – de l’éventail des usages communicatifs du langage. Plus récemment on a choisi le terme d’acte de langage (XX : 3) pour désigner les différents types d’actes accomplis par le truchement du langage : ceux dits « de référence » quel que soit le type de réalité désigné (XIX : 3) ; ceux qui visent à orienter la conduite d’autrui (ordonner, conseiller, suggérer, etc.) ; ceux par lesquels le locuteur s’engage à accomplir une action future (promettre, jurer, etc.) ; ceux qui expriment le sentiment du locuteur à l’égard de l’état de choses qu’il évoque (s’excuser, féliciter, blâmer, déplorer, plaindre, etc.) ; ceux que le locuteur, s’il est revêtu de l’autorité adéquate, accomplit par le seul fait qu’il dit qu’il les accomplit : p. ex. Je déclare la séance ouverte Je baptise ce bateau Liberté Je vous déclare unis par les liens du mariage. La liste est loin d’être close et plusieurs typologies ont été proposées pour classer les actes de langage selon leurs visées communicatives (la nature de l’acte que le locuteur prétend accomplir) et les mécanismes, souvent complexes, censés expliquer l’interprétation des énoncés qui les véhiculent.

Bibliographie. — E. Benveniste, 1966, p. 258–266 et 267-276 – C. Kerbrat-Orecchfoni, 1980 – F. Recanati, 1979 et 1982, p. 267–276 – J. Searle, 1972.

1.2. Les langues, systèmes de signes

1.2.1. La double articulation du langage humain

Comme tout système signifiant utilisé à des fins communicatives, les langues sont organisées sur deux plans solidaires : celui des formes (ou signifiants) et celui des contenus (ou signifiés). Elles relèvent donc d’une théorie générale du signe transposée à leurs unités significatives de tout niveau (XVIII : 1). Elles se distinguent pourtant de la plupart des autres systèmes par la propriété d’être doublement articulées. En effet, nos énoncés sont des séquences continues de sons ou de lettres qui s’analysent successivement en deux types d’unités minimales :

► A un premier niveau, ils sont formés d’unités signifiantes minimales (c’est-à-dire qui ne se décomposent plus en unités signifiantes). Ainsi la suite phonique ou graphique Encore un demi, garçon ! s’articule en quatre de ces unités : encore, un, demi et garçon. Ces unités de première articulation sont généralement appelées morphèmes (XVII : 1.2.1) pour les distinguer des mots (XVII: 1.1), qui sont souvent des morphèmes (p. ex., l’adjectif juste), mais qui peuvent aussi être formés de deux ou de plusieurs morphèmes (p. ex., in-juste, in-juste-ment et anti-constitution(n)-elle-ment).

► A un second niveau, les morphèmes s’articulent en segments distinctifs minimaux appelés phonèmes (II : 2) ou graphèmes (III : 2.1) selon leur mode de réalisation (oral ou écrit). Dépourvues en elles-mêmes de signification, ces unités de deuxième articulation ont pour unique fonction de distinguer entre elles les unités signifiantes de première articulation.

Le mot garçon (prononcé [gaYsT]), par exemple, est une combinaison particulière de cinq phonèmes/graphèmes qui, comme telle, distingue ce mot des autres mots français : elle s’oppose en tous points à celle qui articule le mot tulipe, mais ne se distingue que par son avant-dernier élément, ç ([s]), de celle qui articule le mot gardon.

Remarques.1. Le principe de la double articulation fait des langues humaines des systèmes de communication qui allient richesse et économie. En effet, à partir d’un stock limité d’unités de deuxième articulation (entre une vingtaine et une cinquantaine pour la plupart des langues), elles ont formé des milliers d’unités de première articulation et en créent chaque jour d’autres pour répondre à de nouveaux besoins de dénomination. A leur tour, ces unités signifiantes se combinent entre elles selon les règles de la syntaxe pour former un nombre théoriquement infini d’énoncés. 2. Contrairement aux écritures alphabétiques dont les graphèmes transcrivent plus ou moins fidèlement les unités de deuxième articulation, les écritures idéographiques associent directement aux unités de première (et unique) articulation des « signes-mots » globaux dont la structure est indépendante de leur articulation en phonèmes (III : 1).

Bibliographie. —A. Arnauld, C. Lancelot, 1660, p. 22 – A. Martinet, 1970, p. 13–15.

1.2.2. Autres caractéristiques des signes linguistiques

► Les signes linguistiques se réalisent sous une forme orale et sous une forme écrite.

Dans l’orthographe française actuelle (III), la correspondance entre les réalisations orales et écrites est loin d’être univoque. Mais le français écrit et le français parlé (I) ne se distinguent pas seulement par la matière phonique et graphique de leurs signifiants. Les deux systèmes présentent aussi de nombreuses distorsions dans l’économie des marques morphologiques et dans les fonctionnements syntaxiques (1 : 2).

► Qu’il s’agisse de leur structure interne ou de leurs combinaisons, les signes linguistiques sont linéaires. Cette servitude due au caractère d’abord oral du langage (il est impossible d’émettre simultanément deux sons, deux syllabes, deux mots, etc.) se répercute sur la transcription alphabétique dont les unités (lettres et mots) se succèdent sur la dimension de la ligne.

Faisant en quelque sorte de nécessité vertu, le langage exploite doublement cette dimension unique. D’une part, les mêmes phonèmes (p. ex. [i], [p], [1]) combinés diversement forment différents signes : p. ex. pli, lippe et pile. D’autre part, beaucoup de langues, dont le français, investissent d’une fonction grammaticale la position respective des unités significatives (mots et groupes de mots) dans la phrase. Toutefois, à la succession linéaire des catégories grammaticales se superposent les hiérarchies de regroupements qui déterminent la structure proprement syntaxique des phrases (V : 2.2.1 et 2.2.2).

► Les signes linguistiques, mais aussi les parties constitutives de leurs signifiants (phonèmes et syllabes) se comportent comme des unités discrètes. Ce caractère définit la façon dont ces segments s’opposent entre eux : directement et non pas graduellement par un passage insensible d’un mot ou d’un phonème à l’autre.

Même mal articulé, un son sera identifié à un phonème déterminé (p. ex. à /p/ ou à /b/) et non à une unité intermédiaire située entre les deux et qui tiendrait des deux dans des proportions variables (comme 1,86 qui est plus proche de 2 que de 1). D’où la possibilité de segmenter les énoncés en unités qui se suivent comme des quantités discrètes fonctionnant à différents niveaux d’analyse : groupes de mots, mots, morphèmes, syllabes et phonèmes.

Remarque. — Pour segmenter les énoncés, on utilise l’opération de commutation qui consiste à substituer l’un à l’autre des éléments qui entrent dans les mêmes constructions (phonèmes, morphèmes, mots et groupes de mots) ou qui figurent dans les mêmes contextes phoniques (phonèmes et syllabes). Par exemple dans la phrase Il y a de la bière dans le frigo, le segment bière commute avec moutarde, crème, etc. et se distingue ainsi des mots précédents et suivants qui commutent avec d’autres séries de mots; et dans le mot bière le segment initial /b/ qui commute avec /p/, /f/, etc., se distingue des phonèmes suivants /j/, /M/ et /r/.

1.2.3. Le système de la langue

A chaque moment de son existence une langue est formée d’un nombre théoriquement déterminable, mais pratiquement indéterminé de signes stables dont les signifiants et les signifiés sont réductibles à des traits constants dans leurs emplois récursifs. Ces éléments entretiennent entre eux deux types de relations fondamentales [Saussure : 1916, p. 170-175] :

► les relations syntagmatiques qui s’observent entre les termes d’un même construction ;

► les relations paradigmatiques qu’on peut établir entre une unité et toutes celles qui pourraient la remplacer dans un environnement donné.

Ainsi dans la phrase Les petits ruisseaux font les grandes rivières, les adjectifs petits et grandes sont en relation syntagmatique avec l’article défini les qui les précède et avec les substantifs ruisseaux et rivières qui les suivent. Dans la même phrase, la forme les est en relation paradigmatique avec d’autres déterminants : des, ces, mes, quelques, plusieurs, etc. ; ruisseaux avec d’autres substantifs tels que torrents, orages, etc. ; font avec des verbes transitifs directs comme rencontrent, forment, etc. Des éléments en relation paradigmatique sont mutuellement substituables dans un environnement donné, s’y excluent les uns les autres et forment ensemble un paradigme.

Remarque. — L’une des tâches de la linguistique postsaussurienne a été de donner un contenu plus précis aux notions générales de rapports syntagmatiques et paradigmatiques. Dans le cadre de l’analyse syntaxique des structures phrastiques (V : 2.2 et 2.3), elles ont été progressivement précisées par les notions plus opératoires de distribution, de syntagme, de structure hiérarchique, de classe distributionnelle et de sous-catégorisation.

Un élément linguistique peut ainsi se définir différentiellement par ce qui le distingue des autres éléments dans le(s) système(s) où il figure. Ainsi, si l’on excepte les cas d’homonymie (XVIII : 2.2), les signes sont chacun pourvus d’un signifiant tel qu’il s’oppose à ceux des autres signes, la différence pouvant se réduire à la substitution d’un seul phonème (p. ex. lapin / rapin / sapin, mais aussi lapin / lopin / lupin, etc.). Du coup les signifiants apparaissent investis d’une fonction exclusivement distinctive au plan paradigmatique (ou les signes commutent) et contrastive sur l’axe syntagmatique (où ils appartiennent à des paradigmes différents).

Les signifiés eux aussi se conditionnent et se délimitent réciproquement. Si on ne considère que la complémentarité des mots dans la couverture d’un même domaine notionnel, le signifié de rosé semble effectivement se définir par tout ce qui l’oppose à ses « concurrents directs », que sont les signifiés des autres noms de fleurs cohyponymes (XVIII : 2.4) tulipe, lys, violette, etc. Ce sont ces aspects différentiels et strictement négatifs des signes que Saussure [1916 : 158–69] appelle leur valeur.

La valeur d’une forme linguistique s’identifie à un réseau d’oppositions et de contrastes à interpréter positivement pour déterminer l’appartenance catégorielle de cette forme et son (ou ses) contenu(s) sémantique(s). Elle permet notamment de structurer les catégories lexicales et grammaticales en microsystèmes (ou paradigmes) dont les éléments s’opposent sur la base d’une propriété commune.

Remarques. 1. Des termes de deux langues auxquels nous attribuons en gros la même signification peuvent néanmoins avoir des valeurs très différentes parce qu’ils ne se situent pas dans les mêmes réseaux d’oppositions. Ainsi l’anglais utilise mutton (viande de mouton) et sheep (mouton sur pied) là où le français ne dispose que du seul terme mouton. Dans ces conditions, bien qu’on traduise sheep par mouton, la valeur du terme anglais est différente de celle de son équivalent français dont le signifié n’est pas restreint par l’existence d’un terme spécifique désignant la viande de mouton. 2. Les morphèmes grammaticaux (XVII : 2.1) délimitent également leurs signifiés selon le principe du partage d’un même champ notionnel en domaines complémentaires. En français, où le pluriel englobe toutes les quantités supérieures à l’unité, l’existence d’un duel exprimant la quantité « deux » (comme en grec ancien) modifierait le signifié du pluriel qui s’opposerait alors simultanément à l’unité et à la dualité.

Bibliographie. — G. Serbat, Saussure corrigé par Benveniste, mais dans quel sens ? Raison présente(numéro spécial), 1982, p. 21–37.

1.2.4. La perspective synchronique

Chaque langue a une histoire dont on peut reconstituer les étapes en identifiant les tendances, voire les lois qui expliquent ses modifications successives. Ces changements dans le temps affectent tous les domaines de la langue. Cependant, depuis près de trois siècles, l’évolution de la langue française s’est considérablement ralentie sous l’influence stabilisatrice de l’écrit imprimé et de l’émergence d’une langue officielle strictement régulée. Aujourd’hui les secteurs les plus sensibles au changement sont ceux du lexique, où s’introduisent quotidiennement des néologismes et, bien qu’à un moindre degré, celui de la prononciation. Choisir de décrire une langue à un moment donné (actuel ou passé) de son existence, c’est adopter une perspective synchronique (étymologiquement : de coexistence à une même époque), la seule en vérité qui permette de l’appréhender comme un système de communication régi par des principes qui assurent son fonctionnement effectif. La mise en perspective diachronique (étymologiquement : à travers le temps) révèle les changements successifs qui se sont opérés dans les différents domaines d’une langue ou d’un ensemble de langues.

Ainsi, pour l’historien des langues, les différentes langues romanes sont des langues-sœurs issues d’une même langue-mère: les mots romans nuit(fr.), notte (ital.), noche (esp.) et noite (port.), par exemple, proviennent de la même forme nocte du latin vulgaire. Dans le domaine morphosyntaxique, la déclinaison latine a d’abord été ramenée à deux cas en ancien français, puis a disparu (sauf dans certaines formes pronominales) en français moderne.

Cependant, l’opposition entre les perspectives synchronique et diachronique est loin d’être irréductible. Rien n’interdit, en effet, d’élargir les études diachroniques à la comparaison de systèmes successifs définis synchroniquement. D’autre part, comme un état de langue n’est pas toujours entièrement ni immédiatement aboli par celui qui lui succède, il n’est pas rare que coexistent momentanément des formes appartenant à deux systèmes diachroniquement consécutifs.

► Actuellement beaucoup de Français de moins de trente ans n’observent plus, contrairement à leurs aînés, l’opposition entre /X/ de lundi et /R/ de lin. Ce phénomène de générations est même un trait caractéristique du français d’aujourd’hui. Parallèlement, on observe actuellement une nette tendance à la réduction du groupe/lj/ à /j/ dans milieu (prononcé miyeu), million, millier, etc. et à la chute (en syllabe finale) de /r/ et de /1/ postconsonantiques dans cent mètres (prononcé cent met’), rend (re) la monnaie, un pauv (re) type, être capab (le) de tout, etc.

► La néologie lexicale (XVII : 3) s’observe synchroniquement, mais obéit au mécanisme typiquement diachronique qu’est la création d’une nouvelle forme lexicale complexe (bébé-éprouvette) ou empruntée (scanner).

► Dans toute langue subsistent des vestiges isolés d’états révolus, sortes de buttes-témoins linguistiques, qui se distinguent des autres formes linguistiques par leur caractère hors-système. C’est le cas en français moderne des formes dites irrégulières de certains pluriels de substantifs et d’un verbe comme aller, ou encore des lettres étymologiques (p. ex. g de doigt < digitum et p et s de temps < tempus) conservées par l’orthographe (III : 3.4). Le domaine syntaxique n’est pas exempt de survivances dont la structure relève d’états de langue révolus. Ainsi l’expression idiomatique à son corps défendant (littéralement : en défendant son corps; aujourd’hui : à contrecœur, à regret) s’analyse comme un ancien gérondif (introduit par à et non par en) où le complément d’objet direct son corps était régulièrement antéposé à la forme verbale.

Bibliographie. — E. Genouvrier, J. Peytard, 1970, p. 9–10 et 93–95 – A. Martinet, 1970, p. 28-31 – J. Lyons, 1970, p. 37–40 – St. Ullmann, 1965, p. 38–41.

1.2.5. La fonction sémiotique des langues

Préalablement à tout emploi, les signes d’une langue forment des réseaux conceptuels dont l’originalité tient à la spécificité des éléments et aux rapports qu’ils entretiennent. Comme le remarque A. Martinet, « à chaque langue correspond une organisation particulière des données de l’expérience. Apprendre une autre langue, ce n’est pas mettre de nouvelles étiquettes sur des objets connus, mais s’habituer à analyser autrement ce qui fait l’objet de la communication » [l970 :12]. Ces conditionnements faits de possibilités, de choix et de contraintes spécifiques confèrent à chaque langue son originalité – en un mot ce qu’on appelle son « génie ».

Un Français distingue spontanément encre ce qu’il appelle fleuve, rivière, torrent, gave, ruisseau, ruisselet, ru, etc., parce que son lexique différencie assez finement les cours d’eau selon leur dimension, leur débit, le profil de leur parcours et leur situation géographique. Cette catégorisation n’a pourtant rien d’universel et l’on peut imaginer des langues - et il en existe - qui analysent la même matière notionnelle de manière plus sommaire. Inversement le français traduit par le seul verbe sonner les trois verbes allemands klingein, lauten et schlagen qui identifient respectivement le son d’une sonnette, d’une cloche et d’une horloge. Un exemple souvent cité est celui du découpage du spectre lumineux. Dans un continuum où le français distingue six couleurs de base, le chona (langue de Zambie) n’en reconnaît que trois et le bassa (langue du Libéria) deux. Le russe et le polonais, en revanche, scindent la zone du bleu français en deux couleurs distinctes.

Bibliographie. — E. Benveniste, 1966, p. 25-30 et 56–74; 1974, p.44–66 – H.A. Gleason, 1969, p. 9-10 – J. Lyons, 1970, p. 45-47 – A. Martinet, 1970, p. 10–12 – G. Mounin, 1968, p. 81–89.


Дата добавления: 2019-09-13; просмотров: 240; Мы поможем в написании вашей работы!

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