Sur la commune rurale en Russie 8 страница



La grande œuvre de Karamzine, le monument qu'il a élevé a la postérité sont les douze volumes de son histoire russe. Oeuvre consciencieuse de la moitié de son existence et dont l'analyse n'entre pas dans notre plan, son histoire a beaucoup contribué à tourner les esprits vers l'étude de la patrie. Si l'on songe au chaos qui a précédé Karamzine, dans l'histoire russe, et au travail qu'il a dû employer pour le déblayer et pour donner une exposition claire et véridique du sujet, l'on comprendra qu'il y aurait de l'injustice à ne pas reconnaître ses services.

Ce qui manquait à Karamzine, ce fut cet élément sarcastique qui de Fonvisine s'étendit à Kryloff et même à Dmitrieff, l'ami intime de Karamzine. Il y avait quelque chose d'allemand dans le tendre et bénévole Karamzine. On pouvait prédire que Karamzine tomberait avec sa sentimentalité dans les iilets impériaux, comme le fit plus tard le poète Joukofski.

L'histoire de la Russie rapprocha Karamzine de l'empereur Alexandre. Il lui lisait les pages audacieuses où il flétrissait la tyrannie de Jean le Terrible et jetait des immortelles sur la tombe de la république de Novgorod. Alexandre l’ écoutait avec attention et émotion et pressait doucement la main de l'historiographe. Alexandre était trop bien élevé pour trouver bon que Jean fît parfois scier ses ennemis en deux et pour ne pas soupirer sur le sort de Novgorod, sachant bien que le comte Araktchéietf y introduisait déjà les colonies militaires. Karamzine, plus ému encore, restait épris des charmes de la bonté impériale. Mais où l'ont conduit ses pages audacieuses, ses indignations, ses condoléances? Qu'a-t-il appris dans l'histoire russe, quel résultat a-t-il tiré de ses recherches, lui qui, dans la préface de son histoire, dit que l'histoire du passé est l'enseignement de l'avenir? Il n'y puisa qu'une seule idée: «Les peuples sauvages aiment la liberté et l'indépendance, les peuples civilisés l'ordre et la tranquillité» – un seul résultat: «la réalisation de l'idée de l'absolutisme» devant le développement duquel il reste en extase et qu'il poursuit depuis Monomakh jusqu'aux Romanoff.

L'idée de la grande autocratie, c'est l'idée du grand esclavage. Peut-on se figurer qu'un peuple de soixante millions n'existe que pour réaliser… l'esclavage absolu?

Karamzine mourut dans les bonnes grâces de l'empereur Nicolas.

Comme on le voit, la période que nous avons parcourue n'est que l'adolescence de la civilisation et de la littérature russes. La science florissait encore à l'ombre du trône, et les poètes chantaient leurs tzars sans être leurs esclaves. On ne trouve presque pas d'idées révolutionnaires, la grande idée révolutionnaire était encore la réforme de Pierre. Mais le pouvoir et la pensée, les oukases impériaux et la parole humaine, l'autocratie et la civilisation ne pouvaient plus aller ensemble. Leur alliance même au XVIIIe siècle frappe d'étonnement. Mais comment aurait-il pu en être autrement, lorsque l'héritier des tzars, le dynaste, le successeur d'Alexis, enfin l'autocrate de toutes les Russies, de la Blanche et de la Rouge, de la Grande et de la Petite, Pierre Ier, était, en même temps, un jacobin anticipé et un terroriste révolutionnaire?

 

IV

1812–1825

 

La guerre de 1812 termina la première partie de la période de Pétersbourg. Jusque-là le gouvernement avait été en tête du mouvement; dès lors la noblesse se mit au pas avec lui. Jusqu'en 1812, on doutait des forces du peuple et l'on avait une foi inébranlable dans la toute-puissance du gouvernement: Austerlitz était loin, on prenait Eylau pour une victoire et Tilsit pour un événement glorieux. En 1812, l'ennemi passa Memel, traversa la Lithuanie et se trouva devant Smolensk, cette «clef» de la Russie. Alexandre terrifié accourut à Moscou pour implorer le secours de la noblesse et du négoce. Il les invita an palais dé laissé du Kremlin pour aviser au secours de la patrie. Depuis Pierre Ier, les souverains de la Russie n'avaient pas parlé au peu pie; il fallait supposer le danger grand, à la vue de l'empereui Alexandre, au palais, et du métropolitain Platon, à la cathédrale, parlant du péril qui menaçait la Russie.

La noblesse et les négociants tendirent la main au gouvernement et le tirèrent de l'embarras. Le peuple, oublié même dans ce temps de malheur général, ou trop méprisé pour qu'on eût voulu lui demander le sang qu'on se croyait en droit de répandre sans son assentiment, le peuple se levait en masse, sans attendre un appel, dans sa propre cause.

Depuis l'avènement de Pierre Ier, cet accord tacite de toutes les classes se produisait pour la première fois. Les paysans s’en rolaien sans murmurer dans les rangs de la milice, les nobles donnaient le dixième serf et prenaient les armes eux-mêmes;

les négociants sacrifiaient la dixième partie de leur revenu. L'agitation populaire gagnait tout l'empire; six mois après l'évacuation de Moscou parurent sur la frontière d'Asie des bandes d'hommes armés qui accouraient du fond de la Sibérie, à la défense de la capitale. La nouvelle de son occupation et de son incendie avait fait tressaillir toute la Russie, car pour le peuple Moscou était la vraie capitale. Elle venait d'expier par son sacrifice le régime assoupissant des tzars; elle se relevait entourée d'une auréole de gloire; la force de l'ennemi s'était brisée dans ses murs; le conquérant avait commencé au Kremlin sa retraite qui ne devait s'arrêter qu'à Ste – Hélène. Au premier réveil du peuple, Pétersbourg était éclipsé, et Moscou, capitale sans empereur, qui s'était victimée pour la patrie commune, obtint une nouvelle importance.

D'ailleurs après et baptême de sang, la Russie entière entra dans une nouvelle phase.

Il était impossible de passer immédiatement de l'agitation d'une guerre nationale, de la promenade glorieuse à travers l'Europe, de la prise de Paris, au calme plat du despotisme de Pétersbourg. Le gouvernement lui-même ne pouvait retourner tout de suite à ses anciennes allures. Alexandre fit-le libéral, en cachette du prince Metternich, persifla des projets ultra-monarchiques des Bourbons et joua le rôle de roi constitutionnel en Pologne.

Quant au pauvre paysan, il retourna à sa commune, à sa charrue et à son servage. Pour lui, rien ne changea, on ne lui concéda aucune franchise, pour prix de la victoire achetée par son sang. Alexandre préparait pour le récompenser le projet monstrueux des colonies militaires.

Bientôt après la guerre, un grand changement se manifesta dans l'esprit public. Les officiers de la garde et des régiments de ligne, après avoir bravement exposé leur poitrine aux balles de l'ennemi, devinrent moins soumis et moins souples qu'autrefois. Des sentiments chevaleresques d'honneur et de dignité personnelle, inconnus jusque-là dans l'aristocratie russe, d'origine plébéienne, tirée du peuple par la grâce des souverains, se répandirent dans la société. En même temps la mauvaise administration, la vénalité des employés, les vexations policières excitaient des murmures unanimes. On voyait que le gouvernement, tel qu’il était organisé, ne pouvait, avec le meilleur vouloir, parer à ces abus, qu'il n'y avait aucune justice à attendre d'une infirmerie de vieillards qu'on appelait du nom pompeux de sénat dirigeant, corps d'une docilité ignare qui servait au gouvernement de garde-meubles pour y reléguer les fonctionnaires usés, qui ne méritaient ni de rester dans l'administration ni d'en être chassés. Des hommes d'Etat d'une grande autorité, comme le vieil amiral Mordvinoff, parlaient hautement de l'urgence de nombreuses réformes. Alexandre lui-même désirait des améliorations, mais il ne savait comment s'y prendre. Karamzine, l'historien absolutiste, et Spéranski, éditeur du code de Nicolas, travaillaient à un projet de constitution d'après ses ordres.

Des hommes énergiques et sérieux n'attendirent pas le terme de ces projets imaginaires, ils ne se contentèrent pas du mécontentement vague et cherchèrent à l'utiliser d'une autre manière. Ils.conçurent l'idée d'une grande association secrète. Elle devait faire l'éducation politique de la jeune génération, propager les idées de liberté et approfondir a question compliquée d'une réforme radicale et complète du gouvernement russe. Loin de s'en tenir à la théorie, ils s'organisaient en même temps de manière à profiter de la première circonstance favorable pour ébranler le pouvoir impérial. Tout ce qu'il y avait de distingué dans la jeunesse russe, de jeunes militaires comme Pestel, Fonvisine, Narychkine, Iouchnefski, Mouravioif, Orloff, les littérateurs les plus aimés comme Ryléietf et Bestoujelf; des descendants des-familles les plus illustres, comme les princes Obolénski, Troubetzkoï, Odoïefski, Voikonski, le comte Tchernychoff, s enrôlèrent avec empressement dans cette première phalange de l'émancipation russe. Cette société prit d'abord le nom d'Alian-ce du Bien-Etre.

Chose étrange, en même temps que ces jeunes gens ardents, pleins de foi et de vigueur, juraient de renverser l'absolutisme a Pétersbourg, l'empereur Alexandre jurait de river la Russie aux monarchies absolutistes de l'Europe. Il venait de former la célèbre Sainte-Alliance, alliance mystique, inutile, impossible, quelque chose dans le genre d'un Gruttly absolutiste,d'un Tugendbund formé par trois étudiants couronnés, parmi lesquels Alexandre jouait le rôle de tête chaude.

Les uns et les autres ont tenu leurs serments; les uns en allant mourir au gibet ou aux travaux forcés pour leurs idées; Alexandre en laissant la couronne à son frère Nicolas.

Les dix années qui s'écoulèrent depuis la rentrée des troupes jusqu'en 1825, forment l'apogée de l'époque de Pétersbourg. La Russie de Pierre Ier se sentait forte, jeune, pleine d'espérance. Elle pensait que la liberté pouvait s'inoculer avec la même facilité que la civilisation, et oubliait que celle-ci n'avait pas encore dépassé la surface et n'appartenait qu'à une très petite minorité. Cette minorité était en vérité développée au point qu'elle ne pouvait rester dans les conditions provisoires du régime impérial.

C'était la première opposition véritablement révolutionnaire qui se formait en Russie. L'opposition qu'avait rencontrée la civilisation, au commencement du XVIIIe siècle, était conservatrice. Celle même que faisaient quelques grands seigneurs, tels que le comte Panine, sous l'impératrice Catherine II, ne sortait pas du cercle des idées strictement monarchiques; elle était parfois énergique, mais toujours soumise et respectueuse. La direction qui s'empara des esprits après 1812 lut une tout autre. La collision entre le despotisme protecteur et la civilisation protégée devint imminente. Le premier combat qu'elles se livrèrent fut le 14 (26) décembre. L'absolutisme resta vainqueur; il montra alors quelle force il possédait pour le mal.

Le mot provisoire, que nous avons appliqué aux conditions du régime impérial, a pu paraître étrange, et pourtant il exprime le caractère qui frappe le plus, lorsqu'on envisage de près les actes du gouvernement russe. Ses institutions, ses lois, ses projets, tout en lui est évidemment temporaire, transitoire, sans être déterminé et sans forme définitive. Ce n'est pas un gouvernement conservateur, dans le sens du gouvernement autrichien, entre autres, parce qu'il n'a rien à conserver, à l'exception de sa force matérielle et de l'intégrité du territoire. lia débuté par une destruction tyrannique des institutions, des traditions, des mœurs, des lois, des coutumes du pays, et il continue par une série de bouleversements, sans acquérir de la stabilité et de la régularité.

Chaque règne met en question la majeure partie des droits et des institutions; on défend aujourd'hui ce qu'on ordonnait hier, on modifie, on varie, on abroge les lois: le code publié par Nicolas est la meilleure preuve du manque de principes et d'unité dans la législation impériale. Ce code présente la réunion de toutes |es lois existantes, c'est une juxtaposition d'ordonnances, de dispositions, d'oukases plus ou moins contradictoires qui expriment beaucoup mieux le caractère du prince ou l'intérêt du moment que l'esprit d'une législation unitaire. Le code du tzar Alexis sert de base, les ordonnances de Pierre Ier, conçues dans une tout autre tendance, servent de continuation: une loi de Catherine, dans l'esprit de Beccaria et de Montesquieu, s'y trouve à côté des ordres du jour de Paul Ier qui surpassent tout ce qu'on peut trouver de plus absurde et de plus arbitraire dans les édits des empereurs romains. Le gouvernement russe, comme tout ce qui n'a pas de racine historique, non seulement n'est pas conservateur, mais tout au contraire, il aime les innovations jusqu'à la folie. Il ne laisse rien en repos, et s'il améliore rarement, il change continuellement. C'est l'histoire des uniformes qu'on modiiie sans cesse et sans motif, pour les civils comme pour les militaires, passe-temps qui ne manquent pas de coûter des sommes immenses. C'est l'histoire du rebadigeonnage de vieux bâtiments, preuve de bon goût et du degré de la civilisation du gouvernement russe. Quelquefois on fait des révolutions entières en Russie, sans qu'on s'en aperçoive à l'étranger grâce au manque de publicité et au mutisme général. C'est ainsi qu'en 1838 on changea radicalement l'administration de toutes les communes rurales de l'empire. Le gouvernement s'immisça dans les affaires de la commune, il plaça chaque village sous une double surveillance de la police, Il commença une organisation forcée des travaux agricoles, il depouilla des communes et en enrichit d'autres, il établit enfin une administration nouvelle pour 17.000.000 d'hommes, sans que cet événement, qui a cependant presque toutes les dimensions une révolution, ait seulement transpiré en Europe.

Les paysans, craignant les cadastres et les interventions des agents publics, qu'ils connaissaient pour des pillards privilégies uniformés, s'insurgèrent dans beaucoup d'endroits. Dans quelques districts des gouvernements de Kazan, Viatka et Tambov, on est allé jusqu'à les mitrailler, et le nouvel ordre jut maintenu.

Un état pareil ne peut durer longtemps, et ce fut pour la première fois depuis 1812 qu'on commença à le sentir.

Le temps d'une association politique et secrète était parfaitement bien choisi, sous tous les rapports. La propagande littéraire était très active; le célèbre Ryléieff en était l'âme, lui et ses amis, ils ont imprimé à la littérature russe ce caractère d'énergie et d'entrain qu'elle n'a jamais eu ni avant ni après. Ce n'étaient pas seulement des paroles, c'étaient des actes. On voyait une résolution prise, un but certain, on ne s'abusait pas sur le danger, mais on marchait d'un pas ferme et la tête haute vers une solution irrévocable.

La littérature chez un peuple qui n'a point de liberté publique est la seule tribune, du haut de laquelle il puisse faire entendre le cri de son indignation et de sa conscience.

L'influence de la littérature dans une société ainsi faite acquiert des dimensions que celles des autres pays de l'Europe ont perdues depuis longtemps. Les poésies révolutionnaires de Ryléieff et de Pouchkine se trouvent entre les mains des jeunes gens dans les provinces les plus éloignées de l'empire. Il n'y a point de demoiselle bien élevée qui ne les connaisse par cœur, d'officier qui ne les porte dans son havresac, pas de fils de prêtre qui n'en eût fait une douzaine de copies. Ces dernières années, cette ardeur s'est de beaucoup refroidie, parce qu'elles ont produit leur impression; toute une génération a subi l'influence de cette propagande jeune et ardente.

La conjuration se répandait avec célérité à Pétersbourg, à Moscou, dans la Petite-Russie, parmi les officiers de la garde et de la 2e armée. Les Russes indolents, tant qu'ils ne trouvent pas d'impulsions, sont faciles à se laisser entraîner. Une fois entraînés, ils vont aux dernières conséquences sans chercher d'accommodement.


Дата добавления: 2021-03-18; просмотров: 58; Мы поможем в написании вашей работы!

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